La fin du cycle progressiste en Amérique Latine, P. Paranagua, Le Monde.

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14 mars 2017
La fin du cycle progressiste en Amérique du Sud, vu par la sociologue Maristella Svampa
Maristella Svampa, 55 ans, est une sociologue argentine, professeure à l’Université nationale de La Plata, à l’origine d’un regroupement d’universitaires, d’artistes et d’intellectuels de gauche, Plataforma 2012. Elle termine un ouvrage sur le progressisme latino-américain, intitulé Du changement d’époque à la fin du cycle : Extractivismes, gouvernements progressistes et mouvements sociaux, dont elle a donné des aperçus lors d’une conférence à Paris, le 6 mars, à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (Iheal), et lors d’un entretien.

Le continent est entré dans une nouvelle période avec la défaite du péronisme à l’élection présidentielle en Argentine, en novembre 2015, la victoire de l’opposition au Venezuela lors des législatives de décembre 2015, et la destitution controversée de la présidente Dilma Rousseff au Brésil, en août 2016, suivie par la déroute de son Parti des travailleurs (PT) aux municipales d’octobre 2016.

Maristella Svampa utilise le concept assez large de progressisme pour inclure à la fois des expériences de gauche et les gouvernements populistes. Pour ce qui est du populisme, elle fait une distinction entre un « populisme de classe moyenne » – les présidences Kirchner en Argentine, Rafael Correa en Equateur – et un « populisme plébéien » – Evo Morales en Bolivie, Hugo Chavez au Venezuela. Malgré leur diversité, les uns et les autres partagent « un discours contre le néolibéralisme, une politique économique hétérodoxe, une vocation sociale et l’ambition de bâtir un espace latino-américain d’intégration ».

D’autres auteurs datent le début du tournant à gauche en Amérique latine de l’arrivée de Chavez au pouvoir, en 1999. Mais la sociologue argentine préfère prendre comme marqueur initial la « guerre de l’eau » en Bolivie en 2000 – consécutive à la privatisation du système de gestion de l’eau de Cochabamba –, car elle articule un mouvement social novateur et l’émergence d’un nouveau leadership.

Maristella Svampa estime que le déclin du progressisme après une quinzaine d’années ne saurait être imputé uniquement à la fin du supercycle de hausse des cours des matières premières. La chute du prix du pétrole a certes réduit les revenus disponibles pour la redistribution au Venezuela et en Equateur, mais ne suffit pas à expliquer la crise. L’universitaire revendique un droit d’inventaire. « Les critiques ne font pas partie d’un complot impérialiste, affirme-t-elle. Il faut dresser un bilan du progressisme latino-américain réellement existant, sans regard romantique ou condescendant. »

L’écologie, point aveugle

De nouveaux droits sociaux, environnementaux et des peuples indigènes ont été inscrits dans les Constitutions adoptées au cours de cette phase, en Equateur et en Bolivie plus qu’au Venezuela. Cela n’a pas empêché les tensions, qui se sont exprimées dans des récits différents selon qu’on privilégiait le développement ou l’autonomie des Indiens.

Une nouvelle géographie des minerais et des ressources naturelles a favorisé l’extractivisme permettant d’augmenter les dépenses publiques et sociales et de réduire la pauvreté. Cela s’est traduit par un accès accru à la consommation de populations auparavant en marge.

La première critique de gauche contre les gouvernements progressistes a été justement contre ce modèle extractiviste et productiviste, basé sur l’exportation de minerais, d’énergie et des produits de l’agrobusiness.

A partir des années 2007-2008, des mouvements sociaux remettent en cause cette conception hégémonique du développement, dont le point aveugle est l’environnement. Des conflits emblématiques ont éclaté autour du grand barrage de Belo Monte, au Brésil, ou de la route qui devait traverser le Tipnis (Territoire indigène et parc naturel Isiboro-Secure), en Bolivie. Sans oublier les mobilisations visant les mines en Equateur, la fracturation hydraulique (« fracking ») en Argentine ou encore le projet de canal au Nicaragua.

Maristella Svampa a compté 226 conflits, entre 2010 et 2013, sur l’environnement ou les terres indigènes. Souvent, le droit à la consultation préalable et publique des communautés locales a été bafoué ou manipulé. Des dirigeants de mouvements sociaux et écologistes ont été criminalisés ou assassinés. Au Chili, la législation antiterroriste a été appliquée contre les Mapuches. En Bolivie et en Equateur, des organisations écologistes ont fait l’objet de poursuites, montrant le divorce avec les gouvernements progressistes.

L’écologie s’oppose à l’illusion d’une croissance sans limites et au rêve d’un Eldorado. D’autant que le modèle en vigueur s’accompagne d’une industrialisation limitée, voire d’une désindustrialisation précoce, d’une reprimarisation de l’économie. Cependant, la critique écologique n’a pas érodé la base électorale des progressistes, elle ne les a pas empêchés de se faire réélire.

La diminution de la pauvreté, mais pas des inégalités

En revanche, la deuxième critique, portant sur leur programme socio-économique, a eu davantage de portée, surtout à partir du retournement de conjoncture. La réduction de la pauvreté n’a pas été accompagnée d’une diminution des inégalités. L’augmentation du revenu sans réforme fiscale a parfois même accru les écarts. L’appropriation et la concentration de la richesse continuent. C’est notamment le cas des terres, avec l’expansion de la frontière agricole.

Lorsque la croissance sans changement de la matrice économique a fait place à la récession, beaucoup sont retombés dans la pauvreté. Cristina Kirchner a terminé son second mandat, en 2015, avec 28 % de pauvres. Maristella Svampa qualifie ces gouvernements populistes de simple « transformisme », dans la mesure où ils s’adaptent aux structures existantes et ne modifient pas les fondamentaux.

La présidence Lula, au Brésil, relève aussi du transformisme : « Le consensus luliste a évité la rupture avec le monde rural et avec les institutions financières », alors que le PT avait été un modèle pour la gauche latino-américaine. La Centrale des travailleurs de l’Argentine (CTA) et son dirigeant Victor De Gennaro rêvaient de suivre l’exemple brésilien, mais la crise argentine de 2001 a touché à la fois les hommes politiques et les leaders syndicaux.

Le populisme est un concept utilisé dans les sciences politiques en Amérique latine depuis les années 1940, rappelle la sociologue. Il désigne un phénomène complexe, avec des tensions entre ouverture et exclusion, entre inclusion sociale et pacte avec le grand capital, entre démocratie et autoritarisme. Ainsi, Cristina Kirchner a favorisé l’adoption de nouveaux droits tenant compte de la diversité, mais elle a stimulé en même temps la concentration du pouvoir et la corruption à la tête de l’Etat.

L’exercice autoritaire du pouvoir tend à éliminer les différences, ne supporte pas les critiques et s’avère incapable d’entamer une réflexion sur lui-même. Le récit épique ou identitaire, la diabolisation des adversaires, remplacent la pensée critique. Il devient difficile ainsi de préserver le dialogue.

L’intégration régionale, promesse non tenue

La construction d’un espace latino-américain est devenue une sorte de « lingua franca », un leitmotiv fédérateur des progressistes. Cela n’a pourtant empêché ni l’Union des nations sud-américaines (Unasur) de sombrer dans une rhétorique déconnectée des mouvements sociaux, ni la Communauté des Etats latino-américains et caribéens (Celac) de frôler l’insignifiance.

L’intégration régionale est une « promesse non tenue », déplore Maristella Svampa. La preuve : le chacun-pour-soi qui caractérise les tractations avec la Chine. L’ancien président vénézuélien Hugo Chavez avait ouvert les portes aux Chinois comme s’il s’agissait d’une relation Sud-Sud, alors que la Chine est une nouvelle puissance œuvrant sans complexes ni égards pour les populations des nations où elle investit.

« Il n’y a pas de symétrie possible dans une négociation entre l’Equateur et la Chine », souligne la sociologue argentine. Pékin prête de l’argent à Quito, endetté, contre la vente anticipée de pétrole et de minerais, voire en échange de l’attribution de chantiers d’infrastructures.

Les limitations du « progressisme réellement existant » ont bloqué l’émergence d’alternatives de centre-gauche. La crise du populisme est aussi la crise de la gauche. Les mouvements sociaux, qui ont été tantôt cooptés, tantôt réprimés, abordent la nouvelle phase démoralisés et démobilisés. Récupérer la pensée critique est le premier pas pour résister à l’air du temps.